Les violences comme facteurs de risque pour la santé mentale
par
Elvira Reale
Résumé
Après avoir constaté l’impact de la violence dirigée contre les femmes sur leur santé mentale, l’article met en évidence des lacunes dans les études et les pratiques relatives à la prévention et au traitement des troubles psychiques. Celles-ci sont de trois ordres. Premièrement l’absence d’évaluation clinique adéquate du problème de la violence qui n’est pas envisagé en tant que cause ou facteur de risque des troubles mentaux. Deuxièmement, la méconnaissance des liens existant entre la violence ou maltraitance et une incidence élevée de troubles psychiques. Enfin, l’absence d’information et de formation adéquate des professionnel-le-s de la santé sur ce thème.
1. Cadre général
Le Centre de prévention pour la santé mentale de la femme de l’Antenne locale de santé de Naples 1 («Centro Prevenzione Salute Mentale della Donna della ASL Napoli 1») collabore depuis 1996 avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans le domaine des répercussions de la violence sur la santé mentale des femmes.
Le Centre a pris part, en décembre 1997, à la réunion de l’OMS organisée à Copenhague afin de rédiger des recommandations destinées au personnel de santé pour lutter contre la violence touchant les femmes[1]. Il avait déjà, par le passé, participé à d’autres réunions internationales sur le même thème (Liège 1988, Genève 1989, Amsterdam 1991[2]).
Depuis 1998, en coopération avec d’autres associations de femmes, il soutient à titre expérimental le réseau contre les violences sexuelles dans la ville de Naples. En collaboration avec la municipalité napolitaine, ce réseau a mis sur pied et géré un centre d’écoute pour les victimes de violence.
Dans le cadre des activités du centre d’écoute, notre service de psychologie clinique a mis à la disposition du réseau ses compétences techniques en matière de conseils spécialisés et de traitements psychothérapeutiques pour les femmes qui en exprimaient la demande ou qui manifestaient des troubles psychiques.
L’expérience de notre centre dans ce domaine résulte de nombreuses années d’étude du rapport entre les problèmes psychiques (qui sont plus fréquents chez les femmes, en particulier les problèmes liés à la dépression) et les conditions de vie marquées par la violence et par les sévices physiques et psychologiques.
Notre apport technique et scientifique, depuis plus de dix ans, a consisté à montrer comment la violence dans toute sa complexité (des mauvais traitements physiques jusqu’aux sévices psychologiques) constitue un facteur de risque majeur pour la santé mentale des femmes.
Or, ce facteur de risque est indissociable d’un certain nombre d’aspects de la vie des femmes : il découle lui-même du rôle particulier qui incombe encore exclusivement ou surtout aux femmes plutôt qu’aux hommes, à savoir le travail d’assistance et de soins à autrui.
Nous avons en effet constaté, dans notre travail clinique et de recherche[3], le fait que ce rôle – et en particulier la formation de la femme à ces activités d’assistance, qui se caractérisent par la priorité et l’attention accordées aux besoins des autres – s’accompagne aussi d’une tendance à tolérer la violence, surtout quand celle-ci émane des personnes avec lesquelles la femme est engagée dans une relation affective (mari, partenaire, enfants).
Cette constatation – issue d’une pratique clinique – concorde parfaitement avec les données statistiques nationales et internationales, qui montrent que la forme la plus marquée et la plus répandue de violence familiale frappant les femmes est celle qu’exercent à leur encontre leurs partenaires et ex-partenaires. En effet, ce sont les hommes, partenaires et ex-partenaires, qui sont les auteurs les plus fréquents de violences et de sévices (dans toutes les statistiques, la majeure partie des mauvais traitements signalés sont le fait d’un partenaire masculin, et le lieu privilégié des violences est le domicile).
Ces travaux de recherche mettent aussi en lumière les difficultés qu’éprouvent les femmes à :
– Reconnaître la violence familiale;
– dénoncer un partenaire violent;
– mettre un terme à des relations violentes.
Les centres contre la violence indiquent, de manière assez concordante, qu’avant de s’engager sur la voie qui leur permettra d’échapper à la violence, les femmes subissent pendant de longues années des relations violentes, qui entraînent des dommages aussi bien physiques que psychiques.
Tout type de violence, qu’elle soit physique ou psychologique, entraîne des atteintes et des dommages à la santé mentale, pour les raisons suivantes :
– La violence diminue l’estime de soi de la victime, dégrade l’image qu’elle a d’elle-même, suscite des sentiments d’incapacité (dus au fait de ne pas avoir su réagir ou s’opposer) et d’infériorité par rapport aux autres femmes, qui sont perçues comme respectées et indemnes de toute violence;
– elle encourage l’isolement par rapport à l’entourage, qui ne doit «rien savoir»;
– elle contribue activement, en dernière analyse, au développement de troubles psychiques et, en particulier, de la dépression.
La durée pendant laquelle la femme demeure dans la situation de violence est le facteur de risque le plus important pour le développement d’un trouble psychique caractérisé. Plus ce laps de temps est long, plus le trouble psychique va prendre de l’ampleur et s’affirmer.
À l’inverse, plus la violence est ponctuelle, limitée dans le temps et dans l’espace, et plus les effets seront de type traumatique (syndrome de stress post-traumatique), mais susceptibles de s’effacer.
Un épisode de violence de courte durée est presque invariablement un acte perpétré par des inconnus, en dehors de la famille et du cadre de vie habituel. Ce type de violence présente davantage de chances d’être immédiatement identifié et de susciter autour de la victime une réaction de solidarité. La reconnaissance de la violence, la solidarité du milieu, l’absence d'implication de la femme dans la relation, sont autant d’éléments importants pour limiter les dommages psychiques découlant du traumatisme violent.
Les problèmes sont plus graves, sur le plan psychique, lorsque la violence se prolonge pendant une longue période, ou lorsqu’elle n’est pas facilement reconnue ni identifiée comme telle en temps voulu. Le déni de la violence ou la difficulté à la reconnaître est généralement le signe d’une violence :
– Perpétrée au sein de rapports familiaux ou affectifs;
– commise par des connaissances, amis et parents;
– impliquant la femme comme co-responsable, ou comme «l’ayant provoquée».
C’est dans ce type de situation que l’on voit se développer les troubles psychiques les plus profonds et les plus durables, et surtout des troubles que la femme présentera au spécialiste sans les associer avec la violence subie.
Les manifestations les plus fréquentes sont les troubles de l’humeur – dysthymie et dépression –, les troubles anxieux, avec crises de panique, ou encore les troubles du comportement alimentaire chez les adolescentes.
Notre expérience clinique du traitement de femmes présentant des antécédents de violence et d’abus montre que :
– Les abus subis dans
l’enfance et les violences subies durant l’adolescence, lorsqu’ils n’ont
pas été dénoncés, deviennent chez la femme adulte des facteurs de risque d’une
relation conjugale marquée par la violence et les mauvais traitements; ces
phénomènes élèvent, en d’autres termes, le seuil de tolérance à la
violence. Ils accentuent aussi la gravité des symptômes psychiques (en
particulier dans les cas de dépression). Le fait d’avoir eu une mère victime
elle-même d’un mari maltraitant augmente aussi le seuil de tolérance à la
violence au sein de la famille. Dans tous ces cas, l’expérience vécue durant
l’enfance et l’adolescence crée les conditions d’une accoutumance à la
violence; la violence familiale tend à être perçue comme un phénomène normal,
et les capacités naturelles de réaction et d’opposition sont affaiblies.
Sur un total de 1503 femmes soignées dans notre centre pour des troubles
psychiques entre 1996 et 2000, on constate que 60 à 70% des cas présentent ou
présentaient des antécédents de mauvais traitements ou de violences durables.
Sur ce pourcentage, les mauvais traitements au sein de la famille peuvent être catégorisés de la manière suivante :
– 75% prennent la forme de violences psychologiques (attitude constante de dénigrement et de dévalorisation de la part du partenaire masculin), avec violences physiques occasionnelles;
– 25% représentent des violences physiques régulières (coups, restriction de la liberté de mouvement) et oppression économique.
Les données issues de notre pratique, qui mettent en évidence un taux d’incidence élevé de manifestations de violence dans l’étiologie des troubles psychiques, et en particulier de la dépression, sont confirmées par les données épidémiologiques internationales, qui mentionnent les troubles ci-dessous à titre de conséquences fréquentes de la violence.
Conséquences de la violence sur la santé mentale des femmes
– Dépression |
– Troubles de la sexualité |
– Tendances suicidaires |
– Troubles du comportement alimentaire |
– Angoisse, sentiments de honte et de culpabilité |
– Troubles obsessionnels-compulsifs |
– Anxiété, crises de panique |
– Stress post-traumatique |
– Manque d’estime de soi |
– Pharmacodépendance, alcoolisme, toxicomanie |
Source : Family and Reproductive Health, WHO Regional Office for Europe (1998) Report of the First Technical meeting "European Strategies to combat Violence against Women", Copenhague.
En ce qui concerne plus particulièrement les effets de la violence dans la genèse des troubles à caractère dépressif, citons les données de la Banque mondiale qui nous paraissent illustrer de manière particulièrement parlante le lien entre dépression et violence domestique ou sexuelle :
Années de vie perdues chez les femmes de 15 à 44 ans en raison de facteurs pouvant être attribués à la violence domestique et au viol corrigées de l’incapacité (DALY)
Facteur considéré |
Total des DALY
perdues par les femmes âgées de 15 à 44 ans |
Part attribuable à la violence domestique et au viol |
Dépression |
10,7 |
50 pour cent |
Alcoolisme |
0,9 |
10 pour cent |
Pharmacodépendance |
1,1 |
10 pour cent |
Stress post-traumatique |
2,1 |
60 pour cent |
Suicide |
5,5 |
30 pour cent |
Source : Heise, L. et al. Violence against Women: The Hidden Health Burden, The International Bank for Reconstruction and Development/The World Bank, Washington, D.C. 1994.
Ce tableau montre en particulier que 50% des cas de dépression pourraient être liés à la violence domestique ou au viol.
Pourtant, malgré ces données épidémiologiques, et malgré le signal d’alarme lancé en juin 2000 par l’OMS concernant l’ampleur du phénomène de la violence contre les femmes et ses conséquences pour la santé, la communauté sanitaire internationale tarde à accorder l’attention nécessaire au rôle que joue la violence dans l’étiologie d’un grand nombre de maladies.
La psychiatrie, en particulier, dans ses évaluations de diagnostic et d’étiopathogénie, néglige ce facteur, et de ce fait les procédures psychiatriques ne font aucune place à une possible étiologie due aux violences sexuelles (ou à toute autre typologie de mauvais traitements).
On peut donc à ce jour identifier deux obstacles qui empêchent que la violence contre les femmes soit traitée de manière appropriée :
– La difficulté qu’éprouve la femme à reconnaître la violence qui s’exerce au sein de la famille;
– l’absence de prise en considération, par les structures de santé, des conséquences de la violence.
Face à ces deux obstacles, l’action de notre Centre vise les objectifs suivants :
– Circonscrire le processus psychologique qui amène la femme à tolérer la violence;
– fixer les modalités d’une intervention de nature psychosociale qui puisse mettre en évidence les violences cachées;
– aider la femme à surmonter les problèmes d’ordre psychique associés à la violence.
Pour atteindre ces objectifs, notre équipe a identifié un certain nombre d’éléments qui peuvent concerner aussi bien les femmes elles-mêmes que les intervenant-e-s qui participent à des programmes de formation pour la prévention et le traitement des dommages causés par la violence.
Le premier élément est de nature culturel; il concerne la conception courante, la plus répandue, d’un rapport homme-femme «normal». Cette conception, largement répandue et partagée par la majorité des hommes et des femmes, revient à considérer l’homme comme violent par nature, par prédisposition génétique, et inversement la femme comme un être naturellement faible, passif et prédisposé à se percevoir et à être perçu comme «faible et incapable».
Il se trouve, et c’est un fait éclairant, que les auteurs des violences contre les femmes sont des hommes, et que la violence est liée à un mode général d’expression du rôle masculin, représentant en somme une manière masculine de se sentir «puissant et capable», au détriment de la femme. C’est là ce qui détermine cette perception, éminemment dangereuse, d’une violence familiale «normale», dont les hommes sont les auteurs et les femmes les victimes. Cette perception, à son tour, explique que le poids social du phénomène soit à tel point méconnu, tout comme les dommages qu’il entraîne pour les femmes, mais pas uniquement pour elles (que l’on songe aux relations mère-enfants, et l’on saisira immédiatement toute l’étendue de ces conséquences).
Les autres éléments concernent aussi bien le processus qui conduit à la formation des mécanismes de tolérance de la violence que les comportements que doivent adopter médecins, psychiatres et psychologues lorsqu’ils/elles sont appelé-e-s à prendre en charge des femmes qui courent le risque de subir des violences.
2. Méthodes, outils d’intervention et lignes directrices pour le traitement des femmes qui ne font pas état de situations de violence et qui présentent des symptômes psychiques
Dans le parcours qui conduit à la formation du trouble, le processus de reconnaissance de la violence est un fait complexe, car pour l’essentiel cette violence est devenue chronique, intégrée à la relation affective et familiale, et elle ne peut plus être reliée à un fait précis, dénoncé, dont la femme aurait clairement conscience.
Dès lors, le travail d’analyse devra être de portée générale et centré directement sur la vie quotidienne de la femme et sur ses relations familiales, en particulier sur sa relation avec son partenaire.
A. Les connaissances de base
L’intervenant-e doit être préparé-e à faire une analyse critique du modèle maternel qui attribue à la femme une capacité illimitée de prise en charge d’autrui.
Le rôle maternel, axé sur l’impératif de «s’occuper des autres, en tout temps et en toutes circonstances», favorise les mécanismes de dépendance et de sujétion aux besoins d’autrui, et rend difficile la prise de conscience de ses besoins propres.
Le rôle féminin-maternel intervient donc dans la formation du cycle de la violence à deux stades :
a) en amont (ante-factum), en imposant à la femme l’attitude consistant à chercher en permanence à satisfaire les besoins d’autrui (activité d’assistance et de soins), et qui la présente comme disponible pour répondre à toute demande;
b) en aval (post-factum), en restreignant les capacités de réaction de la femme, par le doute sur ses propres responsabilités et par l’auto-culpabilisation lorsque des tâches et des demandes ne sont pas satisfaites ou sont ignorées. Il est difficile pour la femme de distinguer l’acte violent et l’auteur de la violence, de juger l’acte violent sans impliquer ni sa propre personne ni ses responsabilités liées à son activité spécifique d’attention et de soins.
Reconnaître la violence dans ces situations de trouble psychique signifie donc en premier lieu être prêt à critiquer le modèle maternel courant[4].
À la lumière de cette critique, la femme n’apparaîtra plus comme un sujet faible, naturellement passif et passible de violence, mais au contraire comme un sujet fort, appelé en tout temps et en toute situation à comprendre, défendre, supporter et soutenir chacun-e et chaque chose.
Il doit s’agir là, pour l’intervenant-e, d’une connaissance de base indispensable, qui sera utilisée pour :
– Comprendre comment les femmes présentent, davantage que les hommes, une tendance – apprise – à tolérer la violence et à l’accepter plus longtemps, en démasquant des phénomènes de désensibilisation à la douleur et/ou de banalisation de la souffrance;
– concevoir la femme victime de violences non plus comme un sujet faible à qui il faudrait apprendre à se montrer forte, mais bien comme un être fort à qui enseigner la faiblesse, c’est-à-dire les techniques et les stratégies d’autodéfense, y compris la fuite devant le danger et les menaces contre la vie et la santé.
Ce n’est que si l’intervenant-e part du principe que c’est bien la force, la résistance à tout va, définie par les préceptes du rôle maternel, qui constituent l’élément déterminant de la sujétion à la violence, qu’il/elle pourra utiliser des outils et des méthodes permettant à la femme de sortir de son mal-être psychique, ce dernier découlant du mécanisme de déni et d’acceptation de la violence.
B. Les compétences techniques : connaître le parcours qui a conduit de la violence à la formation du trouble psychique
Une fois définies ainsi les connaissances de base, l’intervenant-e doit acquérir une compétence technique précise, à savoir la capacité d’identifier le processus de formation du trouble psychique, dont le point de départ est un problème caché de tolérance à la violence, et les stratégies permettant d’aider la femme tant à surmonter le symptôme et la pathologie qu’à sortir de l’état de violence qui sous-tend le symptôme.
PREMIÈRE PARTIE du parcours : la violence tolérée
1. La personne violente fait partie du projet de vie de la femme (c’est le partenaire, un ami ou un parent).
2. La violence exercée sur elle par le partenaire (ou d’autres personnes proches) peut aisément être associée par la femme à un manquement de sa part dans l’exécution des innombrables devoirs à l’égard d’autrui prescrits par son rôle.
3. Le fait d’attribuer une responsabilité personnelle à la violence commise par autrui fait naître chez la femme des sentiments de culpabilité («tout, ou presque tout, est de ma faute»).
4. Les sentiments de culpabilité inhibent et réduisent la rébellion, en développant les mécanismes de tolérance à la violence.
5. La tolérance à la violence est d’autant plus grande s’il y a eu, en amont, un contexte de violence directe ou indirecte (violences familiales entre les parents).
DEUXIÈME PARTIE u parcours : la violence devenue chronique
1. La tolérance à la violence détermine des stratégies relationnelles qui ont pour but de permettre la cohabitation avec la personne violente. Ces stratégies s’articulent autour de comportements destinés à satisfaire les demandes de la personne violente, pour éviter que se répètent les actes violents, interprétés comme des réactions.
2. L’attention vouée à satisfaire les demandes du partenaire violent alourdit les activités d’entretien et d’assistance, multiplie les efforts et l’énergie consacrés aux soins à autrui et réduit l’énergie, le temps et les espaces consacrés à soi, c’est-à-dire aux activités d’intérêt personnel.
3. La principale conséquence de cette réduction des intérêts personnels est la perte de relations amicales ou affectives extérieures au cercle familial, résultant aussi des pressions exercées par le partenaire.
4. Cette perte de relations peut aller jusqu’à l’isolement.
5. L’isolement, à son tour, accroît les risques d’exposition à la violence, en produisant à titre d’effet secondaire une dépendance affective à l’égard de la personne violente. La dépendance signifie que la femme concentre sur la personne violente toutes ses attentes de bien-être : l’être violent devient, paradoxalement, l’unique support affectif en l’absence de tout autre support.
6. La dépendance à l’égard de la personne violente n’est jamais une «dépendance heureuse», qui pourrait renforcer l’estime de soi et l’émancipation. Bien au contraire, cette dépendance réduit l’estime de soi et les capacités d’autonomie de la femme. Le sujet pris dans cette relation perçoit un accroissement des capacités de la personne violente, au détriment de ses propres capacités.
Tolérance, isolement, dépendance, sentiment de sa propre incapacité sont à la fois des facteurs et des indicateurs de risque de violence chronique ou répétée.
TROISIÈME PARTIE du parcours : les symptômes et la maladie psychique
1. Tolérance, isolement, dépendance socio-affective à l’égard de la personne violente, accompagnés par un sentiment d’incapacité, ou encore dévalorisation et manque d’estime de soi, voilà les racines du sentiment d’impuissance et d’impossibilité de trouver une issue à la situation d’assujettissement à la violence.
2. Chaque fois que l’on a l’impression de ne pouvoir trouver de solution à des problèmes personnels, la voie de la maladie s’ouvre, comme signal d’un malaise qui ne parvient pas à s’exprimer et comme appel à l’aide (aide qui prendrait la forme d’un traitement médical).
3. L’appel à l’aide s’exprime par les mots : «Je n’arrive pas à ... je ne suis pas capable, je ne me reconnais plus, je suis une nullité, j’ai l’esprit perturbé, je ne réussis plus à faire quoi que ce soit, je ne parviens plus à faire ce que je faisais auparavant...». La femme cherche ainsi des explications éloignées du contexte angoissant d’où surgit la véritable demande.
4. Une fois la situation de violence enfouie sous un trouble physique et mental, la femme s’adresse au ou à la spécialiste pour demander de l’aide. Sa demande peut dissimuler, et dissimule fréquemment, une réalité de violence subie.
Le/la spécialiste peut alors réagir de deux manières :
a. s’arrêter aux symptômes, sans aller plus loin ni dans la reconstitution du parcours qui a conduit à la maladie, ni dans l’identification des conditions de vie précises;
b. à l’inverse, lire les symptômes comme des signes d’un parcours de vie au sein duquel on identifiera très probablement souffrance, dépendance et violence.
C. Les compétences techniques : connaître le parcours qui permettra de sortir de la souffrance et de la violence
Une fois constitué le symptôme psychique, la femme va consulter un-e spécialiste pour lui soumettre le problème. La réaction du/de la spécialiste, nous l’avons vu, devient alors cruciale, au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’elle constitue un carrefour. Le/la spécialiste peut, en effet, soit évoquer la dépression en tant que processus biologique ou, à l’inverse, chercher une étiologie différente et faire apparaître au grand jour la violence qui la sous-tend, en aidant la femme à refaire le parcours de la maladie.
Il est nécessaire, pour sortir de la violence, de la reconnaître, y compris au sein des rapports familiaux et affectifs, de ne pas la tolérer, et de déconstruire les parcours qui mènent à la dépendance.
Pour la femme qui a subi les conséquences psychiques de la violence, le parcours de la libération comprend lui aussi plusieurs étapes, à l’image du chemin parcouru dans la formation progressive du malaise. Ces étapes, bien entendu, seront de sens opposé par rapport aux étapes du chemin parcouru antérieurement.
L’intervenant-e social-e et sanitaire doit être prêt-e à :
1. Identifier, derrière le symptôme, la situation de violence, en portant son attention à la vie quotidienne et au type de relation avec le partenaire.
2. Se montrer solidaire de la femme, en lui attribuant sans réserve le rôle de victime d’une injustice; soulager le sentiment de honte et de culpabilité qu’elle éprouve pour avoir subi la violence, en travaillant sur la déculpabilisation et sur la reconnaissance des actes de violence subis.
3. Identifier les liens et la relation de dépendance de la femme par rapport à l’homme violent, en retraçant les caractéristiques de son histoire de femme, marquée par des étapes d’isolement progressif, de renoncement à la libre expression de soi, d’adhésion au mode d’être et de penser du partenaire ou d’autrui.
4. Formuler un nouveau projet de vie qui intègre la réalisation personnelle en dehors de la relation à l’homme violent.
Ces quatre orientations ont été formalisées, grâce à la pratique clinique, en critères et en directives plus précis à l’intention des intervenant-e-s chargé-e-s de poser des diagnostics appropriés et de traiter des femmes dont le parcours a été marqué par la violence.
Ces éléments, qui s’adressent aux intervenant-e-s de santé, indiquent les comportements appropriés pour faire apparaître au grand jour au cours de la procédure de diagnostic, la violence subie, et pour guider la femme, pendant le traitement clinique, afin de lui permettre de sortir de cet état.
ÉLÉMENTS DE LA PROCÉDURE DE DIAGNOSTIC
– Lire les symptômes comme des signes d’un parcours de vie au sein duquel on identifiera très probablement des liens unissant souffrance, dépendance et violence.
– Prendre en considération la vie quotidienne de la femme : charge de travail, exigences du milieu, jugements, image de soi, intérêts et espaces personnels.
– Relire le quotidien comme source de surcharge : tout repose sur les épaules de la femme, sans lui laisser d’espaces pour cultiver des rapports amicaux et des intérêts hors du cadre du travail familial et extra-familial.
– Reconnaître le lien entre le malaise et l’organisation de la vie quotidienne : de l’isolement au travail à l’isolement en famille (être laissée seule avec toutes les responsabilités).
– Rechercher et identifier les violences physiques et psychologiques dans la relation avec le partenaire, en tant qu’instruments de pression et d’incitation à modifier des modalités personnelles d’existence.
– Identifier comme des effets de la violence le mode de vie marqué par l’isolement et l’image de soi déformée.
– Considérer les liens entre malaise et violence comme le résultat de processus dont la responsabilité ne saurait être imputable au premier chef à la femme qui en est la victime.
– Évaluer avec soin l’attribution de la responsabilité à l’homme : en général, dans des situations de violence chronique, la femme n’est pas disposée à voir le partenaire sous un jour négatif si l’on n’a pas d’abord défait le nœud de l’isolement et de la dépendance. Dans une première phase, la violence pourra être représentée comme le résultat de processus sociaux, qui ne sont pas attribuables aux individus mais plutôt à des rôles, à l’éducation ou à des modèles sociaux.
ÉLÉMENTS DU TRAITEMENT CLINIQUE
– Déstructurer et briser la dépendance par rapport au partenaire, en cherchant à dépasser l’isolement et à revaloriser les ressources sociales – présentes dans la vie de la femme mais négligées – et poursuivre en intégrant de nouvelles ressources externes d’appui.
– Identifier des stratégies permettant d’alléger la charge de travail et la pression des tâches liées au rôle de la femme, qui entraînent isolement et dépendance.
– Structurer des espaces personnels d’investissement, et expérimenter dans ces espaces le désaccord avec le partenaire et l’affirmation de soi.
– Apprendre à la femme des stratégies personnelles d’opposition à l’intérieur du couple, la première règle consistant à ne pas soumettre ses propres choix au jugement et à l’approbation de l’autre.
– L'aider à bâtir une image de soi plus réaliste, en révisant et en redécouvrant ses propres ressources et ses capacités (qui n’ont pas été perdues, mais reléguées en marge), en les confirmant au moyen de relations avec d’autres personnes plus positives et moins critiques, et en les expérimentant dans des activités à l’extérieur du cadre familial.
– Repenser un projet de vie à plus long terme, y compris avec la possibilité de penser et de planifier une vie sans le partenaire (dépasser la peur de la solitude) à différents niveaux (affectif, relationnel, économique).
– Reconnaître les violences subies et les facteurs qui ont entraîné l’acceptation de la violence et de la personne violente (surcharge, critiques, isolement, absence de réseau d’amitiés et d’espaces personnels).
– Se libérer du sentiment de la nécessité de rester avec le partenaire : décider que faire dans la relation et de la relation.
– S’informer au sujet des relations et des réseaux de soutien aptes à aider les femmes qui s’efforcent d’échapper à la violence.
Annexe
Le cas d’Elisa
Elisa et la violence «normale» au quotidien
à Elisa se présente au Centre, souffrant de dépression aiguë |
Elisa a 39 ans; elle est en traitement chez un neurologue qui lui prescrit des antidépresseurs et des anxiolytiques à hautes doses; elle ne parvient plus à entreprendre quoi que ce soit, elle est en arrêt de travail, elle ressent un blocage émotionnel, elle n’a plus aucune certitude, elle a du mal à parler. Elle demande un appui psychologique et une psychothérapie. Elisa a commencé à se sentir mal lorsqu’elle a compris qu’elle ne pouvait plus faire face aux attentes contradictoires de son mari et de sa fille adolescente. Elle a alors éprouvé un seul désir : celui de mourir. Avant que ne survienne cette crise, Elisa avait ressenti une grande fatigue, mais surtout une incapacité d’exprimer ses besoins propres dans sa relation avec son mari : «J’aime fréquenter d’autres personnes, tandis que lui n’aime pas ça; je ne partage jamais le point de vue de mon mari, et je me sens perpétuellement en faute». |
à Elisa et le travail à l’extérieur |
Elisa travaille, et elle a toujours été satisfaite de son activité professionnelle. Toutefois, depuis qu’elle a commencé à se sentir mal, le travail lui pèse, elle ne parvient plus à faire face aux tâches courantes, elle est incapable de se concentrer et oublie jusqu’aux choses les plus simples. Elle s’est donc mise en congé, et elle a le sentiment d’être une ratée, incapable dans tous les domaines, puisque même son travail, qui était pour elle son espace d’affirmation, son projet le plus cher, s’est dérobé sous ses pieds. Elle pense même – suivant en cela le conseil des médecins – à abandonner définitivement son travail pour améliorer la situation, mais cette perspective ne lui apparaît pas comme une libération. Au travail, Elisa n’a pas de rapports amicaux ni de relations de confiance avec ses collègues, qu’elle ne fréquente pas en dehors des heures de présence, et avec lesquels elle n’approfondit pas ses relations pendant la journée. Elle s’échappe immédiatement pour rentrer chez elle, et vit dans l’angoisse permanente de tout ce qui se produit ou pourrait se produire à la maison.
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à Elisa et les tâches familiales |
Elisa a un garçon de 5 ans et une fille adolescente. Les tâches domestiques reposent entièrement sur ses épaules; elle n’a personne pour l’aider. La situation s’est aggravée depuis la naissance de son deuxième enfant. Son mari n’en voulait pas, et elle s’est sentie coupable de cette grossesse. Du fait de ce sentiment de culpabilité (d’avoir désiré un enfant), Elisa accepte les chantages de son mari en assumant la totalité du travail familial. Elle s’occupe des enfants et de leurs besoins, et s’efforce de servir d’intermédiaire avec son mari, qui a un tempérament autoritaire. Elisa craint son mari qui n’hésite pas à recourir à la force pour imposer ses vues. Elle se souvient avec terreur d’une dispute survenue alors que leur fille était encore petite, et à la suite de laquelle elle avait dû être emmenée à l’hôpital. À l’époque, puis par la suite, Elisa n’a pas dénoncé son mari, mais a adopté une attitude consistant à ne pas le contrarier, par crainte de ses réactions anormales. Depuis que leur fille est adolescente, les tensions dans la famille se sont accrues : Elisa fait toujours office d’intermédiaire entre sa fille et son mari pour éviter des conséquences négatives (mari impulsif). Sa fille, en revanche, tient tête à son père et accuse Elisa de subir passivement le traitement que lui impose son mari.
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àElisa avant le mariage
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Après une adolescence marquée par un certain dénuement, dans une famille où la mère était soumise à un mari despotique, Elisa vit enfin une période d’épanouissement et de satisfaction personnelle en accédant à l’autonomie : elle s’inscrit à l’université, s’y plaît, se fait enfin des amis au sein d’un groupe, puis se fiance avec un garçon dynamique, dont elle est très amoureuse, mais qu’elle décide finalement de quitter parce qu’il est infidèle. Elle reste ensuite seule deux ans, période pendant laquelle elle se sent bien, elle est intégrée à un groupe, vit de manière autonome, voyage, puis elle rencontre son futur mari, qui est tout l’opposé de son fiancé précédent. Pendant leurs fiançailles, il se montre soumis et patient, acceptant qu’Elisa continue à fréquenter ses amis. Sa relation avec son fiancé lui semble positive (marquée par la fidélité, qui est pour elle un élément essentiel d’une relation de couple), en dépit du caractère renfermé de son partenaire. |
à Elisa et le mariage |
C’est après le mariage que le caractère de son mari se révèle pleinement, avec tous les côtés qui n’étaient pas apparus clairement durant les fiançailles : alors qu’il tolérait jusque-là son autonomie, son mari, désormais, la critique, l’insulte lorsqu’elle exprime le désir de fréquenter ses amis, et commence à se montrer violent lorsqu’elle lui résiste. Elisa justifie le caractère ombrageux de son mari par le fait qu’il est orphelin de mère; il n’a jamais, dans son enfance, été entouré d’affection. Il mène une vie asociale, et il entend imposer ce mode de vie à sa famille. Malgré tout, Elisa accepte son mari et se sent liée à lui parce qu’il est fidèle et fiable sur le plan affectif, contrairement à son premier fiancé. Une fois mariée, Elisa commence à négliger ses amis, non seulement parce que son mari se montre peu disponible et violent, mais aussi en raison de la naissance de sa fille, dont la santé, de surcroît, lui cause des soucis (elle grandit peu). Le mari fixe les règles de vie du couple par ses grommellements et ses bouderies (il arrive qu’il ne lui adresse pas la parole pendant des journées entières), au moyen desquels il indique ce qui lui a déplu. |
à Elisa et la dynamique de la violence
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Voici comment on peut décrire la dynamique qui amène Elisa à se soumettre à la violence : Le mari d’Elisa la critique pour ses choix : les amis («tu t’es toujours comportée comme une ...») et les enfants («c’est toi qui les a voulus»). Les deux affirmations semblent correspondre à la réalité : Elisa reconnaît qu’elle a laissé son fiancé à la maison pour retrouver ses amis, et elle admet que c’est bien elle qui a voulu avoir des enfants, surtout le deuxième. Elisa se range au point de vue de son mari : elle délaisse ses amis, et assume la totalité des tâches familiales, y compris la charge financière du ménage (son mari, qui gagne moins qu’elle, conserve son argent pour les «dépenses extraordinaires»). Alors qu’elle se trouve ainsi submergée par les tâches domestiques, dépourvue de ressources économiques et de temps pour préserver ses espaces, isolée et sans appui, son mari devient l’unique point de référence : Elisa commence alors à éprouver aussi la peur de ne pas pouvoir rester seule, et le sentiment d’être une personne différente, sans autonomie. Désormais, lorsque Elisa manifestera une résistance aux diktats du mari, celui-ci la menacera de quitter la maison et de la laisser seule. Le mécanisme qui la conduit à accepter, par culpabilité, d’assumer la totalité du travail, en pensant pouvoir tout assumer seule (l’attitude de la mère qui fait face en toutes circonstances) entraîne une surcharge et diminue l’énergie disponible pour la sphère et les intérêts personnels. La surcharge comporte un stress mental et physique, une sensation de fatigue, de ne plus pouvoir tenir, qui entraîne des sentiments d’incapacité et de dépendance : «avant, je me sentais capable de ..., à présent je ne sais plus gérer ma vie, j’ai besoin de l’aide d’autrui pour vivre». Dans l’intervalle, «les autres» se sont réduits au seul mari : la surcharge permanente ne laisse plus à Elisa le temps d’entretenir des amitiés; le sentiment de culpabilité qu’elle éprouve quant à son comportement, alimenté par son mari, vient parachever son isolement, ce qui rend difficile de trouver une issue.
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Références bibliographiques
FAMILY AND REPRODUCTIVE HEALTH, REGIONAL OFFICE FOR EUROPE, Report of the First Technical meeting "European Strategies to combat Violence against Women", Copenhagen, 1998.
HEISE L. & al., Violence against Women: The Hidden Health Burden, Washington DC, The International Bank for Reconstruction and Development / The World Bank, 1994.
REALE E. & SARDELLI V., The Mental Health Consequences of Violence and the Responses of the Health Sector, in : WHO (eds), Family and Reproductive Health, Report of the first technical meeting "European Strategies to Combat Violence against Women", Copenhagen, Regional Office for Europe, 1998.
REALE E. & al., La santé des femmes liée à la violence, in : Actes du Colloque sur la Violence à l’égard des Femmes, Genève, Département de Justice et Police, Bureau de l’Egalité des Droits entre Homme et Femme, 1989.
REALE E. & al., Women’s Mental Health: Risk Factors in Female Mental Illness, in : Feminist Diagnosis and Therapy, Amsterdam, Actes of International Congress on Mental Health Care for Women, 1991.
REALE E. & al., Stress e vita quotidiana della donna. Una indagine sperimentale sui rischi di malattia, CNR Progetto Finalizzato "Prevenzione e Fattori di Malattia", Roma, CNR, 1998.
[1] REALE, E.; SARDELLI, 1998.
[2] REALE, E. ET AL., 1989.
REALE, E. ET AL, 1991.
[3] REALE, E. ET AL., 1998.
[4] Tâches et attitudes caractéristiques du modèle maternel :
– Faire pour autrui ce que l’on ferait pour soi.
– Confusion entre ce qui incombe à soi et ce qui incombe aux autres.
– Prendre tout sur soi – fatigue et ennui sont illégitimes.
– Seuls les autres sont juges des actes de la mère, lesquels visent exclusivement la satisfaction de leurs besoins.
– Déprécier ses propres capacités.
– Restreindre ses espaces personnels.
– Le déni de ses propres compétences, lesquelles seraient une entrave à la satisfaction des exigences d'autrui.